Bien que le pays voisin de Nivelles soit resté longtemps parsemé de grands bois, une partie fut de bonne heure défrichée et habitée. La Carte de Ferraris y signale, à l'extrémité N.-O. du bois de Nivelles, à peu de distance de l'E. du chemin d'Arquennes, une Tombe du Berger, monticule qui a aujourd'hui complètement disparu. Nous avons mentionné le Chemin royal, qui longeait la lisière du bois dont nous venons de parler. Enfin on a découvert des débris de tuiles romaines au N.-E. de la Maillebotte, en creusant une tranchée pour le passage du chemin de fer de Manage. L'antiquité de la ville même résulte des bouleversements que le sol y a subis. « En peu d'endroits, dit un écrivain, on y trouve la terre vierge, en creusant à dix, vingt et même quarante pieds de profondeur, on rencontre des pavements ou chaussées, des souches d'arbres, d'anciennes constructions, des puits ».
Une charte du roi de Germanie Henri III, de l'an 1040, semble attribuer à sainte Gertrude le défrichement du sol de Nivelles; mais l'expression dont il se sert (quamvis ipsum locum propriis excoluerit manibus, « quoique sainte Gertrude ait cultivé ce lieu de ses propres mains ») doit évidemment être prise au figuré, dans un sens mystique. Il résulte, en effet, du texte de la légende de la fondatrice du monastère ou chapitre nivellois, que ce dernier fut installé par Ide, mère de Gertrude, dans le palais même où habitait son époux, Pépin, si connu dans l'histoire sous le nom de Pépin de Landen, le leude ou noble puissant qui gouverna l'Austrasie (ou partie orientale de la monarchie franque) pendant les règnes de Clotaire II et de Dagobert Ier, avec le titre de maire du palais et avec une autorité qui contrebalançait celle du souverain lui-même. Plus que Landen, dont la gloire ne repose guère que sur d'antiques traditions et sur quelques chroniques postérieures de longtemps au VIIe siècle, Nivelles peut s'honorer d'avoir été le berceau de cette race carlovingienne, dont l'épée a protégé à la fois l'Europe contre les Sarrasins, les Saxons et les Avares, et que la Belgique revendique à bon droit comme une de ses nombreuses illustrations. La localité, au surplus, avait déjà de l'importance, et elle comptait, à la fin du VIIe siècle, d'autres habitants que ceux de la corporation religieuse qui s'y établit et ses serfs, car la Légende de saint Bertuin nous montre ce personnage se rendant à Nivelles et s'adressait, pour se procurer du fer, «au prince Eppon», qui y séjournait. Un autre fait à noter comme preuve de l'importance qu'avait Nivelles à cette époque, c'est qu'on y a battu des monnaies où l'on voit, à l'avers, le mot NIVIALCH et une tête vue de profil (sans doute celle du roi régnant), et, au revers, AICANAIRO, que l'on suppose être le nom du monétaire ou officier chargé de la fabrication des monnaies, et une croix. On pourrait supposer, d'après cette circonstance, que les rois mérovingiens possédaient, au moins en partie, le territoire de Nivelles, mais on admet généralement aujourd'hui que dès cette époque les grandes familles, et celle des Pépins plus que toute autre, avaient obtenu le droit d'établir dans leurs domaines une monnaierie.
Pépin de Landen ou le Vieux avait épousé une dame noble originaire d'Aquitaine, Ide ou Iduberge, qui lui donna trois enfants : Grimoald, Gertrude et Begge, la fondatrice de l'abbaye noble d'Andenne, que l'on dit avoir été la mère de Pépin de Herstal. Gertrude fut élevée par sa mère dans les pratiques d'une dévotion austère. Dès l'âge le plus tendre, elle manifesta un mépris extrême pour les plaisirs du monde, et elle en donna une preuve éclatante. Un jour que le roi Dagobert (qui mourut en 638 ou, selon une autre opinion, en 644) avait pris place à la table de Pépin, le fils du duc des Austrasiens, émerveillé de la beauté de la jeune fille, la demanda en mariage, mais, appelée devant le monarque et les nobles de sa cour, Gertrude refusa, en déclarant qu'elle ne voulait d'autre époux que Jésus-Christ. Suivant une deuxième biographie de la patronne de Nivelles, Pépin crut que le refus de sa fille prenait sa source dans un caprice futile et voulut absolument la marier, elle persista et parvint à .se cacher, puis se réfugia dans la France orientale ou Franconie, à Carleburg, où elle bâtit une église, dont elle confia la direction à ses compagnons de fuite, le prêtre Atelong et le diacre Bernard.
Quatorze ans après, Pépin mourut, et la joie et les plaisirs cessèrent d'animer la résidence de ce prince. Grimoald, son fils, hérita d'abord de son autorité. Pendant le règne de Sigebert, fils de Dagobert, il exerça une influence d'autant moins contestée qu'elle s'appuyait sur l'étendue des possessions de sa famille. Son administration ne fut pas des plus heureuses : s'il réussit à vaincre ses rivaux, et particulièrement Othon, qu'il fit assassiner par le duc des Allemands Leuthaire, il ne put réprimer la révolte des Thuringiens, et une défaite des troupes austrasiennes sur les rives de l'Unstrutt rendit pour un temps l'indépendance à ce peuple de la Germanie. Lorsque Sigebert mourut, Grimoald crut que le moment était venu d'anéantir la puissance de la dynastie mérovingienne au profit de sa propre famille. De concert avec l'évêque de Poitiers Didon, il fit tonsurer le jeune Dagobert, fils de Sigebert, qui fut conduit dans les îles Britanniques, tandis que Grimoald, produisant un testament faussement attribué au roi Sigebert, plaçait la couronne sur la tète de son fils Childebert. Cet acte audacieux ne réussit pas : les Austrasiens dressèrent des embûches à Grimoald, l'arrêtèrent et l'envoyèrent à Paris, où lui et son fils périrent en prison, par les ordres de Clovis II, roi de Neustrie.
Pendant que son fils montait au faîte de la puissance, la veuve de Pépin se consacrait toute entière à la prière et à la distribution d'aumônes. Elle prenait plaisir à héberger et à secourir les pèlerins et les pauvres de toute espèce. Saint Amand, évêque de Tongres ou de Maestricht (diocèse dont Nivelles dépendait), étant venu la consoler, elle le pria instamment de lui donner le voile et de transformer son habitation en monastère. Le prélat se rendit à ses désirs. Tous les biens d'Ide devinrent la propriété de cette abbaye, mais non sans de longs et sanglants débats. Quelques grands réclamèrent la main de la jeune Gertrude, d'autres n'aspirèrent qu'à la possession de son héritage. Les serviteurs et les serfs de la veuve et de la fille de Pépin furent poursuivis par le fer et le feu, leurs maisons livrées au pillage et leurs champs dévastés. Ide, accablée de reproches et de calomnies, resta inébranlable et préféra enlaidir sa fille plutôt que de lui laisser violer ses vœux. S'armant d'un fer, elle lui coupa la chevelure « en forme de couronne », action héroïque, d'après la légende, et qui transforma ses ennemis en admirateurs. Les Annales Xantenses, chronique du VIIIe siècle, placent en l'année 650 la fondation du monastère de Nivelles, dont la date est reculée de deux années par es vers suivants, que Gramaye a rencontrés dans un vieux manuscrit de la localité:
In anno sexcenteno quinquageno duodeno
Fiunt Nivellœ Gertrudis claustra puellœ.
La consécration de la sainte se fête le 2 décembre. Douze ans après la mort de Pépin, Ide mourut à son tour. Elle était âgée de 60 ans et reçut la sépulture aux côtés de son mari, dans le monastère de Nivelles et l'église de Saint-Pierre (in Nivialla monasterio, sub tegmine beati Pétri apostoli). Sa fille avait depuis longtemps pris la direction de la communauté qu'elle avait fondée et qui se composait alors de personnes des deux sexes: de religieuses (virgines, sanctœmoniales, sorores) et de religieux (monachi, fratres et quelquefois canonuici), ces derniers plus particulièrement gouvernés par un abbé. Un des abbés de Nivelles, au VIIe siècle, s'appelait Sobin. Nous voyons, dans la légende de sainte Aldegonde, que la fondatrice de Maubeuge lui racontait ses visions (cuidam viro religioso Subino, abbati de Nivialensi monasterio...).
La fille de Pépin se rendit vénérable par une vie exemplaire. Sa continence, sa sobriété, son esprit de charité, ses jeûnes et ses prières continuels frappaient d'étonnement tous ceux qui l'entouraient. Conseillée et aidée par des prêtres studieux, tels que Feuillen, Ultan et autres missionnaires venus des îles Britanniques, elle ne négligea rien pour établir dans son monastère une discipline rigoureuse, en même temps qu'elle prodiguait ses richesses pour bâtir des églises et secourir les orphelins, les veuves et les prisonniers. Elle n'oublia pas de se former une bibliothèque, et fit venir des livres, non seulement du voisinage, mais des pays éloignés et notamment du pays des Scots (ou Irlande). La pieuse abbesse elle-même brillait par ses connaissances : elle possédait à fond les Ecritures et les expliquait parfaitement. « Des miracles, ajoute son légendaire, attestèrent bientôt combien ses actions étaient agréables à la Divinité ; un jour qu'elle était agenouillée dans l'oratoire de Saint-Sixte, on vit descendre sur elle un globe de feu, qui resplendit pendant une demi-heure ».
Gertrude n'avait que trente-trois ans lorsqu'elle expira, un dimanche, le 16 des calendes d'avril ou 17 mars. La date véritable de sa mort ne peut se fixer avec certitude. Comme ce 17 mars était un dimanche, on a adopté l'année 659 ou 664, mais, dans un antique récit des miracles qui s'opérèrent à son intercession, on identifie la 127e année après son trépas à la 15e année du règne de Charlemagne, c'est-à-dire à l'année 783 (car le roi Charles ne datait ses actes que de son avènement au trône de Neustrie, en 768, et ne tint jamais compte de son avènement au trône d'Austrasie, en 772). Sainte Gertrude serait donc morte en 656. D'après le même calcul, le seul peut-être dont la base offre toutes les garanties désirables, elle serait née en l'année 623.
Si l'on acceptait comme authentique la légende de sainte Gertrude, Nivelles aurait compté dès lors plusieurs églises, et notamment Saint- Pierre, devenu depuis la célèbre collégiale (in ecclesia Beati Pétri, ad sepulchrum sanctœ Geretrudis) ; Saint-Paul, qui servit plus spécialement de temple aux religieux, et Notre-Dame, depuis l'église paroissiale, celle où la fille de Pépin aimait à prier (in ecclesia Sanctœ Dei Genitricis Mariœ..., ubi beata Geretrudis orare consueverat). C'est dans la chapelle de Sainte-Agathe, dont l'emplacement semble avoir été compris dans celui qu'occupe la façade de l’église de Nivelles, qu'elle couchait et qu'elle mourut (oratorium Beatœ Agathœ, in quo ipsam sponsam Christi e corpore migrasse testatur). A côté s'élevaient le réfectoire, le dortoir et les autres bâtiments claustraux.
Outre Nivelles, la sainte laissa à la communauté un très grand nombre de biens, que l'on ne peut désigner toutefois avec une certitude absolue, parce qu'ils s'accrurent plus tard par de nouvelles donations, tout en subissant des démembrements par suite d'usurpations. Il s'en trouvait en Aquitaine, en Neustrie, sur les bords du Rhin, en Frise, en Zélande, en Toxandrie (ou Campine), mais le groupe principal était concentré dans ce que l'on appelait alors le Brabant, aux environs de Nivelles, de Lennick et de Bruxelles.
Peu de temps avant sa mort (en décembre 655 ou 658), sainte Gertrude, sentant approcher sa fin, avait résigné son autorité à sa nièce Wulfetrude, qui était fort belle, très-bonne et fort aimée des religieuses. Par haine pour son père Grimoald, des rois, des reines, des évêques essayèrent de lui faire quitter la vie monastique, afin de pouvoir disposer des biens de l'abbaye de Nivelles; mais ni leurs exhortations, ni les violences auxquelles on recourut ensuite, n'amenèrent d'autre résultat que de faire admirer sa fermeté, et les ennemis mêmes du monastère se montrèrent pour elle pleins de bienveillance. Wulfetrude ne put jouir longtemps de sa dignité. Au bout de onze ans (en 666 ou 669, le 9 des calendes de décembre ou 23 novembre), elle mourut, ayant à peine atteint la trentaine. Fille de Grimoald, elle ne pouvait espérer que dans la tombe un repos complet, l'Austrasie était alors livrée à de trop cruels déchirements, la famille de Pépin comptait trop d'ennemis, pour que sa situation ne fût pas constamment environnée de dangers.
Sous les abbesses qui suivirent, l'histoire de Nivelles devient de plus en plus légendaire. On n'a conservé la mémoire d'aucun fait se rattachant aux annales mêmes de la localité ; on ne nous a transmis que le souvenir de quelques miracles, où apparaissent, à de rares intervalles, des indications précieuses, perdues au milieu de récits bizarres. Dix ans après la mort de la sainte, un violent incendie menaça le monastère et l'église d'une destruction complète.
Les religieuses, épouvantées, s'enfuirent hors des murs de l'abbaye et se dispersèrent. Déjà on désespérait d'arrêter les progrès du feu, lorsque le chef de la communauté, c'est-à-dire l'abbé, ce dignitaire dont nous avons déjà signalé l'existence, aperçut sainte Gertrude au sommet du réfectoire et étendant son voile sur les flammes qui s'éteignaient à son approche. L'église avait probablement considérablement souffert, car, peu de temps après, l'abbesse Agnès en fit commencer une nouvelle, où on plaça solennellement le lit de la sainte qui, quelque temps auparavant, avait été transporté à Saint-Paul. Alors aussi eut lieu la translation de sainte Gertrude, c'est-à-dire l'exhumation de ses restes, que l'on déposa dans une châsse; cette cérémonie fut depuis fêtée tous les ans, le 10 février.
Cette abbesse Agnès était également une nièce de la sainte, auprès de laquelle elle avait été élevée: elle fit rédiger la première légende de Gertrude par deux religieux, dont l'un avait assisté à ses derniers moments et dont l'autre se nommait Rinchin. Leur œuvre nous est parvenue, mais non, à ce qu'il parait, sans avoir subi des mutilations et des interpolations, qui s'expliquent par les passions politiques. La seconde légende, dont le style est plus orné et qui présente des détails évidemment ajoutés après coup, ne date, semble-t-il, que du XIe siècle. Enfin, il en existe encore une troisième, plus concise que les précédentes, celle qui a été imprimée dès le XVe siècle: en 1483, à Cologne; en 1485, à Louvain.
La huitième année de l'administration de l'abbesse Eggeburge, eut lieu la guérison d'une jeune aveugle, Adelberge, qui fut amenée de Saint-Valery en Vimeu, au tombeau de la patronne de Nivelles. Plus tard, une autre malade, Richburge, du comté de Ripuarie, après avoir été présentée à Hildegarde, la femme de Charlemagne, fut conduite à Nivelles, l'an 15 du règne du grand monarque franc, 127 années après la mort de la fondatrice de Nivelles (783). Celle-ci apparut à plusieurs reprises à Richburge : une première fois, dans la chambre où elle reposait ; une seconde fois, après qu'elle se fut fait transporter dans la maison où la sainte avait été élevée ; là, après avoir recouvré la santé, elle vit sa protectrice au lieu où elle était morte, dans le porche dédié à sainte Agathe, (in porticu quœ est dedicata in honorem S. Agathœ). La femme qui gardait Richburge, émerveillée de la voir guérie de la paralysie dont elle était atteinte depuis son enfance, la conduisit dans l'église de Sainte-Marie, devant la stalle où la sainte priait d'ordinaire, puis, toute la communauté enthousiasmée l'entraîna au tombeau de sainte Gertrude, dans l'église de Saint-Pierre, en proclamant à haute voix le nouveau bienfait de son illustre fondatrice.
Une lettre adressée par le savant Alcuinà l'archevêque de Saltzbourg, Arnon, nous apprend qu'au mois d'août 797, la reine Lutgarde, femme de Charlemagne, et ses filles devaient se rendre à Nivelles pour y célébrer la fête de l'Assomption.
Du temps de Louis le Débonnaire, fils de Charlemagne, il y eut à Aix-la-Chapelle un concile dans lequel on réglementa la vie monastique. Les évêques, à leur retour de cette assemblée, en promulguèrent les décisions dans leurs diocèses. Walcand, évêque de Liège, en qualité de sous-légat de Brunon, archevêque de Cologne(!), les signifia, dit-on, aux dames de Nivelles, d'Andenne etc., en leur notifiant qu'elles devaient suivre la règle de saint Benoît et faire vœu de chasteté. Cette déclaration mécontenta extrêmement les chanoinesses, qui se concertèrent avec celles du diocèse de Cambrai, de Mons, de Maubeuge, et celles de Cologne, de Mayence et d'autres villes d'Allemagne.
Toutes convinrent de ne point acquiescer à ce qu'on exigeait d'elles, mais d'en appeler au futur concile et au pape Pascal Ier. Lorsque le souverain pontife approuva les décrets d'Aix-la-Chapelle, il chargea l'évêque Walcand de déterminer les dames chanoinesses, sinon à admettre la règle de saint Benoît, du moins à accepter le vœu de chasteté. Elles demandèrent six mois pour délibérer, et après avoir eu, a Nivelles, une réunion générale, elles répondirent par un refus ; toutefois, elles consentirent à garder la chasteté, mais sans s'astreindre par un vœu ; elles promirent en outre d'obéir à leurs abbesses et de mener une vie régulière.
En vain Walcand et les seigneurs qu'on lui avait adjoints (le duc de Louvain ! Albon, comte de Mons, etc.) insistèrent ; ils ne purent rien obtenir. Par égard pour ces dames, ajoute-t-on, l'empereur s'entendit avec le pape, et on se borna à leur tracer quelques formules d'une vie honnête, mais non assujettie à des vœux. Toutefois, pour punir l'abbesse de Mons de son opposition énergique, on supprima sa dignité, qui fut donnée au comte de Hainaut. C'est depuis lors, selon la plupart de nos chroniqueurs, que les religieuses de Nivelles, de Mons, d'Andenne, de Maubeuge se voient qualifiées de dames chanoinesses ou de chanoinesses séculières.
Les annales manuscrites de Nivelles, et particulièrement la chronique du chanoine Deshayes, reproduisent cet épisode, et pomment Iduberge l'abbesse qui vivait alors. Le père bollandiste Smet s'est déjà chargé de montrer l'invraisemblance de ce récit, où les anachronismes fourmillent. Depuis, on a voulu en maintenir le fonds comme véritable, prétention qu'il est difficile de soutenir.
Au neuvième siècle, cette résistance que les chroniqueurs retracent avec tant de complaisance, n'aurait pas été possible. Les empereurs de la race de Charlemagne disposaient, avec une autorité absolue, des biens des monastères, qu'ils donnaient à des favoris ou soumettaient à d'autres communautés, tantôt de leur propre gré, tantôt du consentement des évêques, qu'ils réunissaient fréquemment en synodes. Lorsqu'elles étaient d'accord, leur volonté et celle du pouvoir épiscopal ne rencontraient que peu de résistance. On peut avancer, sans crainte de se tromper, que ce fut par suite d'un relâchement insensible de la discipline et à la faveur du développement continuel de la féodalité, que les religieuses de Nivelles, qui toutes étaient de naissance libre, ou, si l'on veut, nobles, en vinrent à ne plus mener qu'un simulacre de vie religieuse, à constituer une communauté qui n'avait de monastique que l'accomplissement de quelques devoirs et de quelques cérémonies: ne faisant pas de vœu de chasteté, puisque les chanoinesses pouvaient quitter le chapitre et se marier; n'observant pas celui de pauvreté, car chacune d'elles avait sa prébende particulière et toutes défendirent les moindres de leurs droits avec un acharnement sans égal ; ne se croyant pas liées par un vœu d obéissance, car leurs contestations avec leurs abbesses ne cessèrent pas pendant toute la durée de l'existence du chapitre ou abbaye.
La transformation que subit la communauté ne s'opéra que lentement, et c'est par suite de cette circonstance que l'on ne peut en déterminer la date. Un fait, cependant, nous semble résulter de l'examen des documents : encore maintenue dans la régularité à la fin du Xe et au commencement du XIe siècle, alors que les frères et les sœurs conservaient la dénomination primitive sous laquelle on les avait longtemps connus, alors que la sépulture de la sainte, illustrée par de fréquents miracles, jouissait d'une éclatante réputation, la communauté ne tarda pas à décliner par suite de querelles intestines. En 1059, apparaît la division de ses dotations en prébendes, et dès le milieu du XIIe siècle, la vie commune a complètement cessé d'exister, puisqu'on mentionne des maisons claustrales, formant des propriétés distinctes. L'abbaye a encore une abbesse à sa tête, mais elle est devenue un chapitre: elle se compose de chanoines et de chanoinesses, celles-ci plus spécialement dirigées par une prévôté et une doyenne ; ceux-là présidés par un prévôt et un doyen. La communauté conserve des bâtiments conventuels, mais pour le nom seulement, sauf le cloître, que beaucoup de véritables chapitres gardèrent aussi.
Le monastère de Nivelles fut longtemps du nombre de ceux dont nos souverains gratifièrent des princesses, soit leurs femmes elles-mêmes, soit d'autres de leurs parentes. L'abbesse Gisèle, qui vivait en l'an 897, était née du roi Lothaire II. Mathilde, la femme du roi Henri l'Oiseleur, compta parmi ses biens l'abbaye de Nivelles, que son petit-fils, l'empereur Othon II, comprit eu-suite parmi les biens dont il dota, le 14 avril 972, sa femme Théophanie. Adèle, citée comme abbesse en 1003, dut également sa dignité à sa naissance, à sa qualité de fille du comte palatin Ezzelin, que l'empereur Henri II combla de dons, lui et sa famille, afin de se les attacher.
Ces abbesses tentèrent de s'attribuer la propriété exclusive des biens communs, et ce ne fut qu'à la longue et en vertu de concessions successives, que les chanoinesses et les chanoines reprirent possession delà plupart des domaines primitivement légués à l’abbaye. Deux diplômes, l'un de l'empereur Charles le Chauve, fils de Louis-le-Débonnaire, l'autre du roi de Lotharingie Zuentibold, arrière-petit-fils de Louis de Germanie, frère de Charles, contribuèrent à cette œuvre de restitution. Dès lors aussi, on constitua une dotation particulière pour l'hôpital, c'est-à-dire pour l'entretien des malades et des pauvres, et tout le surplus resta entre les mains de l'abbesse, ou, si l'on veut, du souverain lui-même. C'était ce que les diplômes mentionnent sous le nom d’indominicatus.
Lors du partage de la Lotharingie, en l'année 870, l'abbaye de Nivelles (abbalia Niella) fut comprise dans la part de cette contrée qui échut à Charles le Chauve, qui gouvernait le pays appelé actuellement la France. De quel comté faisaient partie, à cette époque, la ville de Nivelles et ses environs? La question offre matière à controverse. Une règle presque générale atteste que les divisions en comté, introduites par les Francs, se sont basées sur les anciennes divisions en cités ou évêchés, qui datent du temps des Romains. Nivelles, qui, jusqu'en 1559, reconnut l'autorité spirituelle de l'évêque de Tongres ou de Liège, aurait donc appartenu à un comté découpé, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dans l'ancienne cité des Tongrois, tel que le comté de Darnau, où se trouvaient Gembloux, Walhain et d'autres localités voisines de Namur, de la Sambre et de la Dyle. Mais il semble n'en avoir pas été ainsi pour la ville dont nous nous occupons. Elle est très formellement placée en Brabant, dans un comté qui dépendait presque entièrement de l'évêché de Cambrai, par un diplôme du roi Henri III, de l'an 1041 (est ecclesia quedam in pago Bracbatensi sita vulgo Nivella dicta). Baisy, qui se trouve entre Nivelles et la Dyle est aussi indiqué comme se trouvant en Brabant (Voyez Canton de Genappe), ainsi que Mellet, village un peu plus méridional, et que l'on retrouve, croyons-nous, dans deux chartes, l'une de l'an 946, l'autre de 1112, sous le nom de Melin ou Melien. Dans le Brabant de cette époque, qu'il ne faut pas confondre avec le Brabant féodal, il y avait au moins quatre comtés inférieurs. Nivelles et ses alentours en constituaient probablement un, qui comprenait la partie S.-E., et dont l'étendue est reconnaissable en ce qu'on y suivait généralement la coutume de Nivelles ; les cantons de Nivelles et de Genappe, tels qu'ils existèrent depuis, en reproduisaient à peu près la circonscription.
A la demande de sa femme Richilde, Charles le Chauve assigna a l'usage particulier de la communauté nivelloise quelques-uns des biens de l'abbaye : Lennick, Wambeek, Goyck, Tubise, Rebecq, Hennuyères, Ittre, Baulers, Buzet, Vorst (dans la Taxandrie) etc., puis, preuve manifeste que cette assignation avait déjà été faite par un de ses prédécesseurs, il y ajouta quelques autres biens, et notamment le village de Broele ou Brùhl, près de Cologne, avec ses vignes. Le revenu de trois manses (c'est-à-dire trois fois une étendue de 12 bonniers) devait couvrir les frais de luminaire et les autres charges de l'église, et une dotation particulière (le petit village de Monstreux, la dîme de tous les domaines abbatiaux etc.) fut attribuée à l'hôpital du monastère. La possession de Nivelles même, sauf deux manses (24 bonniers), un moulin, deux brasseries, n'est pas comprise dans cette donation (diplôme daté de Pontion, le 9 juillet 877).
Après la mort de Charles le Chauve, la Lotharingie eut cruellement à souffrir des querelles intestines des descendants de Charlemagne, ainsi que des ravages des Normands. Nivelles ne fut pas plus épargnée que le pays environnant, mais aucun texte ancien ne parle de ses malheurs. Elle fut probablement dévastée à plusieurs reprises, et en particulier en 879, lorsque le Brabant tout entier fut parcouru par les hordes des hommes du Nord. La dignité abbatiale de Nivelles était alors occupée par Gisla ou Gisèle, fille du roi Lothaire II et de sa concubine Waldrade. Lorsque le roi des Normands Godefroid offrit à l'empereur Charles le Gros d'embrasser le christianisme, il exigea le don du royaume de Frise et la main de Gisèle, mais il ne tarda pas à vouloir davantage, et, pour s'en débarrasser, on l'invita à une entrevue, dans laquelle il fut assassiné. Gisèle, restée veuve après trois années de mariage (882-885), vécut jusqu'à la fin du siècle. Ce fut avec son consentement que le roi Zuentibold, l'arrière-neveu de Charles le Gros, se trouvant à Nivelles, confirma, le 26 juillet 897, les stipulations de la Charte de Charles le Chauve. Les frères et les sœurs de l'abbaye de Nivelles, qui était « concédée à Gisèle », furent maintenus dans la possession de leur dotation particulière, que l'on augmenta alors de la dîme de Nivelles même. Le 30 du même mois, le roi était déjà de retour à Aix-la-Chapelle, où, à la demande de sa parente, il lui abandonna en toute propriété le village de Septem-Fontes ou Seffent et quelques autres dépendances du domaine d'Aix.
Au Xe siècle, l'abbaye de Nivelles et ses biens immenses, qui ne comprenaient pas moins de 14,000 manses (168,000 bonniers), firent presque constamment partie de la dotation de nos souveraines. Mathilde, femme d’Henri l’Oiseleur (morte en 968), et Théophanie, femme d’Othon II, petit-fils d’Henri (morte en 999), en furent successivement dotées. Il y avait pourtant, à cette époque, une abbesse. Elle s'appelait Adalberine, et elle parait avoir joui de quelque influence.
S'étant rendue à Maestricht, accompagnée de quelques religieuses, Adalberine y trouva l'empereur Othon Ier, qui, à sa demande, confirma un grand nombre de donations faites à la communauté de Nivelles par différentes personnes et entre autres par des membres de la famille des René, comtes de Hainaut et de Hesbaie (24 janvier 966).
Othon II autorisa Adalberine et les abbesses qui lui succéderaient à ouvrir un marché à Lennick, l'une des propriétés les plus importantes de l'abbaye (27 juin 978). Deux années après, il lui donna, dans les villages de Suisant et de Gersicha (localités qui sont mentionnées en 966 comme des îles voisines de celle de Beveland, en Zélande), le ban, c'est-à-dire la haute juridiction, avec interdiction à tout comte ou autre juge, sauf l'avoué choisi par l'abbesse, d'y tenir des plaids, d'y comminer des amendes etc., et restitua en même temps à l'abbaye une église de Nivelles , qui jadis en avait été séparée (diplôme daté de Nimègue, le 27 juillet 980).
Au règne de l'empereur Othon III et de l'abbesse Gode appartient la fondation (ou la reconstruction) de l'église Saint-Paul, qui était particulièrement assignée aux religieux ou, comme on prenait de plus en plus l'habitude de les désigner, aux chanoines.
En l'an 1005 mourut le duc de Lotharingie Othon, le dernier rejeton mâle de la race de Charlemagne. Ce prince, selon les chroniqueurs brabançons et particulièrement selon A-Thymo, reçut là sépulture à Nivelles; d'autres disent qu'il fut enseveli à Sainte-Marie du Capitole, de Cologne.
L'abbaye avait alors choisi pour avoué, en vertu d'un droit qui lui fut reconnu très-tôt, le beau-frère d'Othon, l'époux de sa sœur Gerberge, Lambert, comte de Louvain. Ce belliqueux personnage, après avoir longtemps guerroyé avec son frère René, comte de Hainaut, contre les empereurs Othon Ier et Othon II, était rentré en grâce et avait affermi sa position par son mariage avec Gerberge de France, fille du duc de Lotharingie Charles de France, le malheureux compétiteur d’Hugues Capet. A sa part dans le patrimoine paternel, qui comprenait Louvain et de grands domaines aux alentours, il ajouta les avoueries des abbayes de Nivelles et de Gembloux, ce qui lui procura la haute juridiction et des droits étendus dans les possessions de ces monastères ; après la mort d'Othon, qui ne laissa pas d'enfants, il devint le possesseur de Bruxelles et de tout son comté. Ces biens, déjà considérables, ne lui semblèrent pas suffisants, et toute sa vie ne fut qu'un long enchaînement de combats et d'intrigues ; elle se termina enfin, le 12 septembre 1015, dans les champs de Florennes, où le belliqueux comte et René, son neveu, furent vaincus, et Lambert tué d'un coup de lance.
L'abbaye de Nivelles était alors entrée dans une période de prospérité. De nombreux miracles y exaltaient l'antique réputation de la sainteté de la patronne, et un nombre considérable de vierges consacrées au Seigneur peuplaient le monastère (monasterium Sanclœ Gertrudis, situm in villa Nyvialense, super fluvium Tigna, quo ejus bénéficia creberimis miraculorum celebritatibus exubérant, et Oda gratia Dei proveniente abbatissa, cum non modica multitudine sacrarum virginum ibidem Deo servientium..., dit un diplôme de l'an 1011). Un usage assez généralement adopté portait les personnes libres à se donner aux oratoires vénérés. C'était à la fois se placer sous la protection spéciale des patrons de ces oratoires et sous la garde de leurs avoués. De nombreuses chartes nous montrent le respect qu'inspirait le temple de Sainte-Gertrude. En l'an 1003 (et non 1030, comme on lit dans A. Ryckel), une dame gantoise, Gisèle, « née de parents libres », se déclara la serve de la sainte, et se soumit à payer à son autel, elle et toute sa postérité, un cens annuel d'un denier, plus un autre denier en cas de décès. Un nommé Ansfrid, qui avait été converti au christianisme, et que son père spirituel, nommé Dodon, avait gratifié de 12 bonniers de terres, s'était également voué à sainte Gertrude et reconnu redevable d'un cens annuel de 12 deniers; Berlende, sa parente et son héritière, renouvela cet engagement pour elle et sa postérité, en 1005.
D'autres donations de personnes, accomplies sans cette spontanéité, n'en constituèrent pas moins une amélioration dans la position de ceux qui en étaient l'objet. S'ils n'obtinrent pas une liberté véritable, leurs obligations, du moins, furent définies, et on détermina les charges qui pesaient sur eux. C'est ainsi qu'en donnant à l'autel de Sainte-Gertrude, en l'an 1011, deux manses situés à Vualzeghem, dans le Brabant, au comté de Bisit, et 24 serfs, le comte Arnoul détermina que chacun de ceux-ci ne paierait par an que 2 deniers, plus, à sa mort, ce qu'il aurait exécuté ou acheté de meilleur (quicquid melius elaboratum vel acquisitum habeant). En l'an 1070, une serve du nom de Benecin et sa postérité furent également données à charge du même cens, et le custos ou sacristain de l'église de Nivelles ou son délégué leur fut formellement assigné comme tuteur. La ville et sa population grandissaient en importance. Les lois du roi anglo-saxon Ethelred (978-1016) mentionnent Nivelles, à côté de Huy et de Liège, parmi les localités dont les marchands commerçaient librement en Angleterre, aux seules conditions de montrer leurs marchandises et de payer un tonlieu. Sous les rois carlovingiens, la monnaierie de Nivelles avait continué à exister. On connaît entre autres une monnaie de Charles le Chauve, offrant, d'un côté, le monogramme de ce prince et la légende GRATIA DI REX, et, au revers, NIVIELLA VICU. Plus tard, les abbesses et le chapitre obtinrent le droit de battre monnaie, qui leur fut solennellement restitué en l'an 1040. Leur monnaie est fréquemment citée dans des diplômes de l'époque (notamment en 1125). Elle présente tantôt un buste de sainte Gertrude, vu de profil, et tenant en main la crosse avec la légende GERTRUI, et, au revers, un portail d'église; tantôt une tête de face dans un nimbe perlé et les mots s. GERTRUD, et, au revers, un portail encadrant une crosse. Aucune indication précise n'en révèle la date avec précision, mais les numismates sont unanimes à la faire dater du XIe ou du XIIe siècle.
Le comte Lambert accrut considérablement l'influence dont sa famille jouissait à Nivelles, influence qui, plus tard, après des luttes et des contestations sans nombre, devait éclipser complètement celle de l'abbesse et des chanoinesses. Il entretenait une liaison doublement coupable avec une de celles-ci, qui, joignant la superstition au dérèglement, lui attacha à la chemise des reliques précieuses, à son départ pour son expédition de Florennes. Pendant le combat, les reliques tombèrent, et le comte, privé de cette défense miraculeuse, fut frappé d'un coup mortel. L'évêque Gérard, de Cambrai, de qui Balderic, l'auteur de la Chronique d'Arras et de Cambrai, tenait ce fait, ne put d'abord croire à ce qu'on lui en rapporta, mais une enquête ouverte par ses soins et par ceux de l'évêque de Liège Balderic en donna la preuve. La coupable, convaincue par la rougeur qui lui monta au front, fut obligée d'avouer sa faute. Gerberge, la femme de Lambert, disposait des biens de l'abbaye à peu près comme de ses propres domaines.
En l'année 1018, elle fonda à Gembloux un anniversaire pour le repos de l'âme de son époux. Pour l'instituer, que fit-elle? Elle donna aux religieux de Gembloux un bien nommé Ennée, voisin de ce monastère, et qui appartenait aux religieuses de Nivelles, et à celles-ci elle assigna en échange le lieu nommé Tortose, sur Baisy, qu'elle enleva à Gembloux. Cette princesse, si habile à se poser en bienfaitrice sans bourse délier, fut ensevelie à Nivelles, sous une tombe où, au rapport de Van Boendale, on la qualifiait de comtesse de Bruxelles. La faiblesse de l'autorité impériale, les troubles qui suivirent la mort de l'empereur Henri II, les querelles des grands et des évêques, permirent aux descendants du comte Lambert de se rendre presque indépendants dans leurs domaines, en étendant leur autorité sur les abbayes qu'ils auraient dû protéger ; à Nivelles, ils poussèrent si loin leurs usurpations que le bénéfice des comtes, ou, si l'on veut, leur juridiction, s'étendait jusque sur le cloître même voisin de l'église. Ils trouvèrent un appui assuré dans les habitants, qu'un diplôme royal appelle une « race féroce et à la cervelle dure, à cause du voisinage des indomptables Français ». Telle était l'impuissance du pouvoir le plus respecté, de l'Eglise, que des personnes du diocèse de Cambrai qui étaient excommuniées pour avoir incendié des temples et commis des brigandages, furent, sans difficulté, ensevelies à Nivelles, où on donna également la sépulture chrétienne à des laïcs du diocèse de Liège coupables des mêmes excès ; voilà ce que l'évêque Gérard écrivait, vers l'an 1040, aux archidiacres de ce dernier évêché.
Ces désordres amenèrent un grand relâchement dans la dévotion du peuple, et l'on en vint à négliger absolument le sacrement de l'Eucharistie, ce qui, selon un chroniqueur, fut puni par un incendie de l'église de Sainte-Gertrude. Plusieurs empereurs essayèrent, mais en vain, de porter un remède à ces maux. Ils crurent enfin avoir trouvé une occasion favorable, lorsque la colère divine eut frappé tous ceux qui avaient occupé, à titre héréditaire, les possessions de l'abbaye, c'est-à-dire, sans doute, le comte de Louvain Henri, fils aîné de Lambert Ier, et son fils Othon, les prédécesseurs du comte Lambert II, frère d’Henri. Par deux diplômes datés, le premier, de Stavelot, le 5 juin 1040 ; le second , d'Aix-la-Chapelle, le 3 juin de l'année suivante , le roi Henri III ordonna de restituer à l'abbaye le bourg de Nivelles, les serfs des deux sexes qui y résidaient, les terres exploitées par les habitants, le marché, le tonlieu , la monnaierie, la macerie ou fabrique de la drèche, les brasseries, les moulins, les prés et les bois qui se trouvaient dans le bourg ou qui en dépendaient. Il fut interdit à tout comte ou avoué d'y poser quelque acte de juridiction que ce fut, sinon à la demande expresse de l'abbesse ; nul autre que l'avoué ou un de ses chevaliers, choisi par l'abbesse, ne pouvait y assister aux trois plaids généraux. Le second de ces actes fut publié à l'intervention des archevêques de Cologne et de Trêves, de l'évêque de Liège et de dix-huit autres prélats, à la demande des ducs de Lotharingie Gothelon et Godefroid, et du consentement du comte Lambert lui-même.
Cinq ans plus tard, en 1046, eut lieu la bénédiction solennelle de l'église actuelle de Sainte-Gertrude. Henri III avait ordonné de différer cette cérémonie jusqu'à son arrivée Pour donner au chapitre une marque plus éclatante de sympathie, il voulut porter sur ses épaules, en cette occasion , la châsse de la sainte ; puis il fit de grands dons à l'église, et il ordonna d'en rédiger un acte, auquel il apposa, non son sceau ordinaire, mais son sceau secret. De son côté, le pape Clément II, qui n'occupa le trône pontifical que pendant neuf mois, en 1046-1047, prit le chapitre sous sa protection par une bulle (en date du 21 mai, an 1er et non IX de son pontificat), que l'abbesse Richette et le prévôt Godescale soumirent ensuite au pape Léon IX, et dont ils obtinrent la confirmation par ce pontife, le 27 juillet 1049. La bulle de Léon IX et une charte du jeune roi Henri IV, du 26 avril 1059, sont pleines de doléances sur le triste sort des abbayes et églises voisines de la France ; la charte stipule la séparation complète des biens de l'abbaye de Nivelles en trois parts: celles de l'abbesse, de la communauté et de l'hôpital. Les dispositions des diplômes de 877 et 897 sont conservées, sauf qu'on spécifie les biens appartenant à l'abbesse.
La congrégation ne peut, de son gré, disposer des biens de celle-ci, à qui, par contre, il est défendu de rien usurper sur elle. Nivelles tout entière doit obéir au chapitre, sauf que l'autel de Sainte-Gertrude et la famille, c'est-à-dire les sujets du chapitre, sont sous la juridiction de l'abbesse. Les pouvoirs spirituel et temporel s'étaient unis pour étendre leur protection sur la vieille collégiale. Vains efforts, essais stériles ! Le chapitre dut se résigner à perdre sans retour la presque totalité de ses possessions en Zélande et beaucoup de biens en Brabant, notamment à Bruxelles. Les premières de ces usurpations peuvent être attribuées aux comtes de Hollande, qui, toujours en lutte avec l'autorité impériale et les évêques d'Utrecht, usèrent sans ménagement des domaines abbatiaux situés dans leurs états, et notamment de ceux du monastère d'Epternach. Les dernières furent, sans doute, l'œuvre des comtes de Louvain, qui poursuivaient une politique semblable par les mêmes moyens. En agissant ainsi, ils ne faisaient qu'adopter un usage général chez tous les avoués (ou défenseurs) de monastères, usage dont il existe des traces sans nombre dans les documents de l'époque. Les comtes n'en conservèrent pas moins l'habitude de se faire enterrer dans l'église de Nivelles, où on déposa successivement les dépouilles mortelles de Henri le Vieux, fils de Lambert Ier et de Gerberge de France ; de Lambert II, son frère ; de Henri II, fils de celui-ci, et de Henri III, fils de Henri II, qui périt dans un tournoi à Tournai, en 1095, laissant pour héritier son frère Godefroid dit le Barbu, qui joignit à ses états héréditaires le titre de duc de la Basse-Lotharingie et la possession du marquisat d'Anvers. Malheureusement ce fait ne nous est attesté que par des épitaphes fabriquées après coup et ou plus d'une erreur a trouvé place. Du temps d’Henri III, qui cependant s'appliqua à maintenir la tranquillité dans son comté, le chapitre de Nivelles était encore exposé à des vexations continuelles. En 1089, suivant des récits dont toute l'Allemagne se préoccupa, des brigands, qui dévastaient aux environs de Nivelles le patrimoine de Sainte-Gertrude, furent brûlés avec leurs bannières, leurs armes, leurs chevaux; puis le feu se communiqua à leurs serviteurs, leurs enfants et leurs troupeaux. Les guerres civiles qui ensanglantèrent le règne de l'empereur Henri IV, des famines, de grandes mortalités accrurent les malheurs que causaient ces brigandages dans la France occidentale, c'est-à-dire dans la partie de l'empire germanique, située à l'ouest du Rhin.
A ces calamités, se joignit, en 1099, une épidémie terrible, qui commença ses ravages à Nivelles (circa Nivialensem Sanctœ Gertrudis ecclesiam); les chroniques contemporaines en parlent comme d'un « feu ardent », qui jeta la terreur dans les populations.
Ces fléaux accumulés et les plaintes des chrétiens d'Orient provoquèrent la première croisade, à laquelle tant de Belges prirent part. Le plus célèbre, Godefroid de Bouillon ou d'Ardenne, duc de la Basse-Lotharingie, ayant besoin d'argent pour entreprendre cette expédition, vendit au chapitre de Nivelles les villages de Baisy et de Vieux-Genappe, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, et, selon des actes de l'an 1100 environ, lui céda également des biens à Tubise et à Hennuyères, où, en effet, il existe de temps immémorial une Haie d'Ardenne. Les acquisitions se firent à un prix très élevé, et l'abbesse Richette dut, pour les accomplir, épuiser le trésor de l'église. (Voyez Canton de Genappe) Saint Norbert, fondateur de l'ordre de Prémontré, vint prêcher à Nivelles en l'année 1122. A cette occasion, sa légende nous fournit une preuve de la coexistence dans cette ville des deux idiomes que l'on parle en Belgique: le wallon et le flamand. On amena au célèbre prédicateur une jeune fille possédée du démon et sur laquelle on multiplia en vain les exorcismes ; comme pour se moquer des cérémonies religieuses, le diable débita tout le Cantique des Cantiques et le traduisit ensuite, d'abord en langue romane, puis en langue teutonique. Cependant, pressé de plus en plus par les prières de Norbert, il annonça l'intention de partir, mais non ce jour-là, et en effet il s'en alla le lendemain, laissant après lui une odeur fétide. On doit voir dans ce fait une preuve que la lecture de la Bible et sa traduction en langue vulgaire s'étaient propagées à Nivelles et que les doctrines de Tanchelin et d'autres hérétiques de l'époque avaient pénétré dans cette ville.
En 1112, l'évêque de Cambrai Odon autorisa l'abbaye à « tenir sans personnat », c'est-à-dire avec le droit d'y placer, non des prêtres ou curés jouissant de toute la dotation de la cure, mais seulement des investis ou curés jouissant de certains revenus, les églises qu'elle possédait dans son diocèse : Ittre, Rebecq et son annexe Hennuyères, Goyck, Meerbeek, Lombeek, Wambeek et son annexe Ter-Nath, Attre, Wellin, Louverval. Cette concession ne fut guères respectée, car la collation de presque toutes ces églises fut enlevée au chapitre, on ne sait comment : à Ittre, à Meerbeek, c'était le seigneur qui nommait le curé ; à Rebecq, à Goyck, à Wambeek, les fonctions presbytérales continuèrent à former un personnat. Les volontés d'Odon restèrent donc à l'état de lettre morte.
Les relations entre les abbesses et la communauté ou chapitre, après avoir été longtemps peu cordiales, se rétablirent sur un meilleur pied. En l'année 1120, l'évêque de Cambrai Burchard rendit « l'autel de Lennick, près Bruxelles, aux religieuses et aux chanoines, à qui il avait jadis été donné canoniquement et par l’autorité épiscopale, mais qu'on leur avait injustement enlevé ». C'étaient les abbesses qui prétendaient alors s'approprier l'église. Plusieurs fois, la communauté se plaignit de leur usurpation, tantôt à l'empereur, tantôt à l'évêque de Liège, mais elles réussirent toujours à faire ajourner la décision de cette affaire, en cachant avec soin le diplôme par lequel l'empereur Henri IV avait, en dernier lieu, séparé les possessions respectives de la communauté et de sa supérieure. Enfin, le 28 février 1126, l'abbesse Ode reconnut les droits du chapitre, dans une assemblée tenue à Liège, en présence des dignitaires du diocèse et des chanoines de Saint-Lambert. Un diplôme impérial de l'an 1136, en confirmant le partage des biens sanctionné déjà en 1059, témoigne de l'entente qui régnait alors entre l'abbesse et le chapitre.
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