Robert Goffin figure incontestablement parmi les grands hommes dont le Brabant. Wallon peut être fier. Né à Ohain le 21 mai 1898, il a connu une vie exceptionnelle grâce à
l’étendue de ses talents, son intelligence et sa puissance créatrice. La plaque commémorative apposée sur la façade de sa maison natale au coeur du vieux village
d’Ohain indique qu'il a été avocat, poète et homme de jazz. Mais cette énumération ne rend pas compte de tous les domaines où Robert Goffin a excellé :
il a été romancier, historien, essayiste, gastronome, champion du jeu de dames, journaliste... Lorsque le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Bruxelles a prononcé
son éloge funèbre, il a confessé : « Robert Goffin est un homme tellement immense qui en contient plusieurs autres, que le bâtonnier éprouve embarras et angoisse au
moment d’évoquer celui qui fut avocat, tant cet avocat risque d’être submergé par tous les autres hommes qu’il était ».
C’est dans le domaine du jazz que Robert Goffin a acquis une renommée s’étendant largement au-delà de nos frontières. Il a, en effet, été le premier
au monde à étudier le phénomène du jazz : en 1923, il publie le premier article sur le jazz dans la revue « Le Disque Vert » et en 1932, il sort son essai sur le
jazz « Aux frontières du jazz ».
Sa passion pour cette musique a contribué à l’essor de celle-ci. Son ami Louis Armstrong l’a reconnu en écrivant dans la préface d’un livre consacré
aux poètes du jazz : l « C’est grâce à des poètes et surtout à Robert Goffin que le jazz a pris son envolée pour le tour du monde ».
Pendant son exil aux Etats-Unis durant la guerre, Robert Goffin va déployer toute son énergie pour approfondir le phénomène du jazz. Nommé professeur de jazz à
la New School of Social Research à New-York, il sillonne les Etats-Unis pour y donner des conférences. A la Nouvelle-Orléans dont il sera nommé citoyen d'honneur, il part à la
rencontre des pionniers du jazz et écrit « La Nouvelle-Orléans, capitale du jazz ». A la même époque, il écrira une histoire du jazz qui sera publiée en
anglais sous le titre « From Congo to Metropolitan ». Et fait absolument extraordinaire, cet ouvrage sera publié, en 1944, sous un format réduit, par les services d'éditions de
l’armée américaine à l’intention des soldats engagés sur les fronts du Pacifique et de l’Europe. Eh oui, des soldats débarquant sur les plages de Normandie
pour nous délivrer de la barbarie nazie, avaient dans leurs sacs, le livre de Robert Goffin !
Revenu en Europe en 1945, Robert Goffin va encore écrire deux livres, une « Nouvelle histoire du Jazz » ainsi qu’une biographie de Louis Armstrong. Mais sa passion pour le
jazz va diminuer peu à peu, Robert Goffin ne se reconnaissant plus dans le jazz d’après guère. Et pourtant, sa notoriété parmi les musiciens de jazz reste intacte.
Au soir de sa vie, en 1977, après avoir assisté à un festival de jazz à la Haye, il écrit ce beau poème qui traduit sa passion pour cette musique qui a illuminé
sa vie :
« A la Haye où le concertgebouw ne cessera plus de rutiler
Car c’est là que de l’hallucination à la vie en passant par des chorus chantés
J’ai recréé une dernière fois les anges de l’enfer de mon passé
Déjà le crépuscule de soirs fous me rappelle à l'ultime rive
J’entends un ultime St Louis Blues tout en dérades fugitives
Ma vie déborde j’ai l'impression que je puis partir maintenant
Puisque le jazz a illuminé la mer du nord et son continent
Et que j’ai récupéré soixante ans de musique à la Haye
Après avoir vu la parade de toute ma vie jusqu'à sa coda syncopée ».
Robert Goffin a également été un grand poète reconnu durant les années cinquante comme étant un des grands poètes de la langue française à
l’instar de Cocteau, d’Eluard, d'Aragon ou de Cendrars qui ont été ses amis. Il publie son premier recueil à l’âge de 20 ans, « Le Rosaire des Soirs »
et son inspiration poétique l’accompagnera tout au long de sa vie puisque son dernier recueil « Le Champ de Mai » sortira en 1982, deux années avant son décès.
Robert Goffin écrit surtout de longs poèmes aux versets rimés, sortes de reportages ou de chroniques, d’une richesse verbale incomparable et d’une imagination
débordante : ce sont les « vers goffiniens » . Mais Robert Goffin écrit également des poèmes délicats où il exprime toute sa sensibilité. Ainsi en
témoignent les vers rédigés le matin des funérailles de son épouse, Suzanne Lagrange :
« Vainement je me bute à l’affreuse évidence
Que le voyage est subitement terminé
Ta chambre est vide et la profondeur du silence
Ne m’arrive que par les lèvres du passé
Jusqu'à ce que bientôt dans la natale terre
Où finit et commence la latinité
Je restitue à ta part de sable éphémère
La part qui refera notre seule unité ».
Le poète est tombé injustement dans l’oubli auprès du grand public, mais il est toujours présent dans le monde des poètes grâce à la Fondation
Poche qui organise, tous les deux ans, un concours de poésie dénommé « Biennale Robert Goffin ». Cette année, le prix sera remis le 21 mai dans les locaux de
l’Athénée royal de Wavre (www.fondationjosephpoche.be).
Homme de jazz, poète et ... avocat ! Robert Goffin n'a jamais cessé, durant sa vie tourbillonnante, d'être un avocat à part entière. Inscrit au barreau de Bruxelles
en 1923, il sera un avocat réputé, spécialiste des affaires pénales dans lesquelles il obtiendra de nombreux succès grâce à son audace et son éloquence
puissante.
Sa plaidoirie dans l’affaire Lespinasse devant la cour d'assises de Mons en 1923 en est un exemple frappant. Robert Goffin, toujours stagiaire, est désigné pour défendre
pro-deo une femme accusée d’infanticide. Cette femme de ménage demeurant chez un notaire, avait un enfant naturel que le notaire ne voulait pas voir chez lui. Ne trouvant plus une institution
à qui le confier, la mère le cache quelques jours dans sa chambre et finalement, le laisse tomber dans une citerne d’eau située dans la cour de la maison du notaire. Un crime horrible !
Le jury est composé de 12 hommes et l’avocat général réclame la peine maximale pour cette femme. La cause semble désespérée.
Robert Goffin prend la parole et il se souvient qu'il est un enfant naturel. Voici la fin de sa plaidoirie :
« Messieurs les jurés, vous avez à juger une mère naturelle. Vous êtes tous des gens bien rentés et peut-être avez-vous une fille ? Oseriez-vous
m’assurer qu’un jour, trompée par un fiancé, elle ne donnera pas naissance à un bâtard. Savez-vous ce qu'est la vie d’un bâtard ? Pouvez-vous savoir quel
martyre cette fille a enduré ? De quel amour maternel n’a-t-elle pas fait preuve ? Hélas, vous ne savez pas ce qu’est le calvaire d’un bâtard.
Monsieur le président, savez-vous ce que c’est un bâtard ?
Le président : Bien sur, Maître
Etes-vous un bâtard ?
Le président : Mais enfin, non ,Maître.
Robert Goffin : Moi, oui : je suis un fils naturel ! Jamais vous n’imaginerez combien mon enfance fut pénible dans un petit village du Brabant. J’ai traversé un martyre moral que
nul ne peut concevoir. A l’école communale, lorsque j’étais en discussion avec un camarade et que nous nous confrontions, les poings dressés, plus d’une fois, il suffisait
à l’adversaire de me crier publiquement : bâtard ! Mes poings tombaient comme des feuilles mortes et j’allais pleurer dans un coin.
Messieurs les jurés, dans un cas comme celui-ci, la justice, c’est la bonté. Au nom de tous les bâtards qui souffrent dans une société sans pitié, je vous
dénie le droit de juger, que dis-je, de condamner cette malheureuse. Le coupable, c’est un père indigne, c’est aussi le notaire ! Mais ils sont passés au travers des filets
extensibles de la loi ! Monsieur l’avocat général, comment avez-vous eu le courage de réclamer la peine de mort sans un mot de réprobation pour celui qui est le véritable
responsable de ce malheur ? Vous ne pouvez tout de même pas être solidaire du notaire inhumain ?
Messieurs les jurés, je vous confie cette femme dont un homme pareil à vous, a abusé ! »
Après 30 minutes de délibérations, le jury décide d’acquitter l’accusée !
Robert Goffin n’a jamais cessé, tout au long de sa vie, d’être fidèle à son village natal qu’il appelait « ma capitale personnelle de Wallonie ».
Son amour d’Ohain n’avait pas de bornes et il était fier de dire que son village natal comptait 4 membres de l’Académie royale de langue et de littérature françaises
: le poète Edmond Vandercammen (1901-1980), lui aussi natif d’Ohain, Charles Plisnier (1806-1952), le premier écrivain belge à avoir obtenu le prix Goncourt , Albert Guislain
(1890-1969) , avocat, journaliste et écrivain et lui-même. Aussi, lors de son discours de réception à cette Académie où il fit l’éloge de son
prédécesseur, Charles Plisnier, il s’exclama :
« Ohain, ce dernier village sur la frontière linguistique, cet ultime bastion de la latinité où, selon le poète, la garde impériale entra dans la fournaise
et où, comme pour se venger de cette défaite, l’amour de la France et de sa littérature allait susciter la vocation et la maturation de plusieurs écrivains qui allaient se
retrouver à cette académie selon une proportion que peu de villes au monde ont le droit de revendiquer ».
Robert Goffin repose au cimetière d’Ohain qui domine ce très beau villae du Brabant wallon.
« Mais c’est Wallon au cimetière d’Ohain que je vais retourner
Au bout de mon expédition cosmique de la seule poésie
C'est mon dernier voyage – je sens mes vers décliner
Vers la sérénité posthume de la cendre, cette autre vie »
* Pour en savoir plus sur Robert Goffin : Marc Danval, Robert Goffin, avocat, poète et homme de jazz, Editions le Carré Gomand, 2014 (www.lecarregomand.be)